Les enterrements raisonnables

Mardi, 31 Décembre 2013 17:30 Jean-Benoit Nadeau
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Illustration : Catherine Gauthier

Derrière la clôture de fer forgé longeant la montée Masson, à Laval, 1 500 monticules gazonnés, alignés au cordeau, sont orientés vers La Mecque. Seuls les noms inscrits en caractères romains sur des plaques montées sur un piquet, et sur d’autres, en granit rose, déposées au sol, témoignent que gisent là les dépouilles de 1 500 personnes de confession musulmane.

Arabes, Berbères, Libanais, Iraniens, Turcs, Bosniaques, Français, Pakistanais, les 250 000 musulmans du Québec, dont 200 000 à Montréal, sont de plus en plus nombreux à finir leurs jours au pays des arpents de neige.

Ouvert en 1993, le Cimetière islamique de Laval est le seul en son genre au Canada. Cet ancien cimetière catholique est en fait divisé entre chiites et sunnites — les deux principaux courants de l’islam. Les deux moitiés — on devrait presque dire les deux solitudes — sont séparées par une clôture, et chacune possède son adresse, sa barrière, son centre funéraire et son administration. Même le nom est différent : Cimetière islamique (sunnite) pour le premier, Cimetière islamique Hamza pour l’autre.

Au cimetière sunnite, de rares bouquets viennent rompre la monotonie ; mais dans la partie chiite, la centaine de tombes, couvertes de rosiers ou d’arbustes, sont presque gaies. La touche personnelle y est très marquée. Certaines stèles montrent la photo du défunt, et la plupart sont ornées de pierres ou de briques sur toute la surface du lot.

Alors que la plupart des cimetières retirent le surplus de terre lorsqu’ils creusent la fosse, le cimetière sunnite en fait un monticule. « Pour éviter que les gens ne marchent au-dessus des corps », dit Abdel Zédine, directeur du cimetière sunnite.

À Dollard-des-Ormeaux, aux Jardins commémoratifs et salon funéraire Rideau, un cimetière privé non confessionnel qui accueille quelques centaines de défunts musulmans, pas de monticules en vue. Que des pierres horizontales, posées à même le sol, dont certaines couvrent l’ensemble de la fosse.

Religion des nomades du désert, l’islam a bâti son rituel funéraire autour de l’idée que le corps doit être enterré très vite, dans les 24 heures suivant le décès. Et le plus sobrement possible, sans consommer de bois — que ce soit pour le cercueil ou la crémation. Ce qui suppose quelques adaptations…

La tâche n’est pas facile l’hiver, quand le sol est dur comme du béton. « Il nous faut plusieurs heures pour creuser la fosse à l’excavatrice et au marteau-piqueur », dit Harrold Dallett, directeur du cimetière Rideau.

La quiétude des lieux ne laisse pas deviner à quel point les funérailles musulmanes sont une course, qui débute dès que les autorités ont libéré le corps. À la mosquée ou au salon funéraire, la dépouille est lavée et habillée par des proches. Pendant ce temps, au cimetière, une équipe prépare le terrain. L’exposition ne dure qu’une heure ou deux, la prière se fait debout. Le corps est ensuite transporté au cimetière et inhumé dans les minutes qui suivent.

Il existe de fortes variations dans le rituel, comme en témoignent les trois cimetières situés dans la grande région de Montréal. Différences entre les communautés, mais aussi diversité des sensibilités individuelles. Après tout, seulement 15 % des Québécois de culture musulmane se déclarent pratiquants.

« Dans les cimetières privés, certaines familles vont jusqu’à se construire des mausolées, mais nous, nous n’acceptons pas cela », dit Abdel Zédine, qui me reçoit dans son modeste bureau, au sous-sol du Centre islamique du Québec, un bel immeuble en brique jaune avec des fenêtres en ogive et un minaret, rue Laval, à Saint-Laurent. C’est ce centre qui gère le cimetière sunnite.

La ligne directrice de sa communauté est la simplicité, voire l’austérité. « Riches ou pauvres, nous sommes tous pareils devant la mort », dit ce Marocain d’origine. Abdel Zédine insiste beaucoup sur le fait que son cimetière obéit d’abord strictement à la loi québécoise qui encadre les inhumations et les exhumations. Les corps doivent obligatoirement reposer dans un cercueil, à un mètre de profondeur, bien que la plupart des cimetières, dont le sien, exigent six pieds (1,80 m).

« Des familles demandent parfois que le corps soit enterré hors de la boîte, à même la terre, mais c’est interdit par la loi. Et nous disons également non à ceux qui veulent creuser la fosse eux-mêmes ou inhumer le mort à la pelle. Trop dangereux. » Il y a risque d’effondrement, et tout le monde ne sait pas manipuler un marteau-piqueur. Il me montre un cercueil type : en planches, sans vernis ni peinture. Son assistant, Edam, me tend un petit boîtier fait de contreplaqué, de la taille d’une boîte à chaussures. « Pour les fœtus », dit-il.

En principe, les musulmans refusent la thanatopraxie, qui consiste à retirer les fluides du corps — différente de l’embaumement, qui consistait jadis à retirer les organes. La thanatopraxie est cependant obligatoire lorsque le corps est rapatrié à l’étranger, ne serait-ce qu’aux États-Unis ou dans une autre province.

Abdel Zédine doit parfois composer avec des familles qui renâclent et insistent pour obtenir un respect très strict de la charia. Il doit de temps à autre se résoudre à faire intervenir l’imam ! Car la position des mosquées est simple : l’usage doit se conformer aux lois du pays et aux lois internationales qui régissent le transport des dépouilles. Abdel Zédine convainc les récalcitrants en leur expliquant que l’essentiel du rituel musulman n’est pas l’inhumation, mais le lavage du corps et son enveloppement.

Dès que la dépouille arrive au Centre islamique ou à l’une ou l’autre des 15 mosquées québécoises, elle est conduite dans ce que le directeur du cimetière sunnite appelle le « labo », une salle destinée au lavage du corps. Trois personnes, généralement des proches, vêtues de gants, de lunettes protectrices, de bottes et de tabliers, lavent la dépouille selon le rite — c’est-à-dire en désinfectant et en parfumant le corps plusieurs fois.

La stricte observance du rituel veut que ces personnes soient du même sexe que le défunt. « Parce que ça touche les parties intimes. On lave tout, un peu comme pour la prière, explique Abdel Zédine. C’est beaucoup de travail, car les corps ne sont jamais propres dans la mort. Et ensuite, il faut l’envelopper dans un vêtement de coton blanc, le kafan. »

L’austérité du rituel explique que les salons funéraires musulmans soient rares, même dans les pays musulmans. Un simple lavage du corps, un kafan de coton, un cercueil de planches, une exposition d’une heure ou deux, ce n’est pas payant — le gros des revenus des salons provient du transport et de l’inhumation, notamment la vente de cercueils.

Les salons funéraires privés du Québec ne courent pas non plus après cette clientèle. Une question d’argent. « Les funérailles musulmanes sont cheap », m’a dit une directrice de salon funéraire, dont on taira l’identité. Pas de beaux cercueils, pas d’exposition pendant trois jours, pas de grosses funérailles — et donc pas de gros bénéfices pour le salon.

Paradoxalement, l’obligation d’inhumer pose un sérieux problème aux musulmans québécois les plus pauvres. C’est qu’une inhumation de base dans un cimetière privé coûte 10 fois plus cher qu’une crémation à 500 dollars. Au Cimetière islamique sunnite, un enterrement revient à 3 000 dollars pour un adulte.

« Nous ne faisons pas d’argent avec la mort. C’est un service à la collectivité. Nous prenons même ceux qui n’ont pas les moyens de se payer des funérailles. Ceux qui veulent dépenser plus, nous leur disons de donner à la communauté », dit Abdel Zédine, qui a également pris des arrangements avec les hôpitaux. « Un mort sans famille avec un nom musulman est dirigé vers nous. »

Au terme de ma visite, le téléphone sonne. À la fin de la conversation, Abdel Zédine m’explique : « Une mère convertie à l’islam a perdu son enfant et la famille ne peut pas payer. On le prend. »

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À chaque confession son cimetière ?

« À ma connaissance, pas un musulman n’est venu ici depuis 25 ans », dit Yoland Tremblay, directeur du Cimetière Notre-Dame-des-Neiges, à Montréal, un cimetière catholique de tendance œcuménique, où l’on inhume des bouddhistes, des orthodoxes grecs et des gens d’autres confessions. « Le dernier musulman a été exhumé par sa famille il y a 15 ans et transféré ailleurs. »

Même topo au Repos Saint-François d’Assise, anciennement le Cimetière de l’Est, également de tradition œcuménique.

À Sherbrooke, où l’on dénombre 4 000 musulmans, l’évêché était prêt à céder une partie du cimetière Saint-Michel pour le repos des âmes musulmanes en 2006. Mais l’association qui avait entrepris la démarche n’a pas été reconnue comme organisme sans but lucratif par le gouvernement fédéral et n’a donc pu financer l’opération.

« Toutefois, les musulmans pratiquants ne dédaignent pas d’être enterrés dans un cimetière non confessionnel, dit Harrold Dallett, directeur des Jardins commémoratifs et salon funéraire Rideau, à Dollard-des-Ormeaux. « Contrairement aux juifs, qui sont très stricts et doivent être enterrés dans un cimetière de confession juive. »

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La manière Gendron

Un maire qui invite la Commission des droits de la personne du Québec à ouvrir une enquête sur sa propre ville : il faut le faire ! Le coloré maire de Huntingdon, Stéphane Gendron, s’est mis en tête de doter sa municipalité d’un cimetière musulman, malgré l’hostilité d’une frange de la population. « Je vous demande d’enquêter sur cette situation alarmante, écrit-il à la Commission. Trop d’élus municipaux se laissent influencer par ce comportement injustifié de citoyens qui ont peur. »

Le geste en dit long sur la tournure fielleuse qu’a prise le débat dans cette localité de 2 500 habitants, en Montérégie. Dans le coin droit, un maire bouillant qui considère l’immigration arabo-musulmane comme une planche de salut pour sa ville vieillissante et dépeuplée. Dans le gauche, des opposants qui voient en lui un « dictateur » déterminé à leur imposer son projet « par la force et l’intimidation », pour citer la conseillère municipale Nadia Debbabi. Entre les deux, des investisseurs liés à la communauté musulmane de la Rive-Sud, qui cherchent depuis plus de trois ans un terrain où établir un lieu de sépulture. Avec une certaine urgence : le seul cimetière islamique du Québec, à Laval, sera bientôt plein.

« On ne veut pas faire d’histoires. On ne demande aucun traitement de faveur. Tout ce qu’on veut, c’est enterrer nos morts ! » dit le principal investisseur, Mazen Moughrabi, entrepreneur immobilier d’origine palestinienne qui vit au Québec depuis plus de 30 ans.

Delson, Candiac, Châteauguay, Marieville, Saint-Césaire, Rougemont, Carignan, La Prairie : aucune de ces localités montérégiennes n’a de terrain à leur offrir, souligne le courtier immobilier Claude Huart, qui s’occupe du dossier depuis un an. Question de zonage : impossible d’inhumer des corps dans un secteur résidentiel ou un parc industriel, ni sur une terre agricole, à moins de la dézoner. Quant aux lots commerciaux, explique-t-il, les municipalités sont réticentes à voir s’y implanter des installations religieuses, qui ne rapportent pas un sou d’impôts fonciers.

Devant cette impasse, Claude Huart est allé jusqu’à exhorter Québec et Ottawa d’intervenir. En vain. Aux dernières nouvelles, le courtier reluquait, sans grand espoir, un terrain d’exercice de golf, qui a déjà été un dépotoir, à vendre à Saint-Hubert. Il écrivait aussi au maire de Saint-Jean-sur-Richelieu pour s’enquérir d’un boisé convoité par des promoteurs, à la suggestion de résidants écolos qui préfèrent y voir des pierres tombales plutôt que des immeubles.

Le groupe avait pourtant trouvé chaussure à son pied à Huntingdon : un lot municipal « enclavé dans une forêt, non desservi, que la ville ne pourra pas exploiter de toute façon », au dire du maire. Les promoteurs offrent 87 000 dollars pour en faire l’acquisition afin d’y installer leur cimetière, ainsi qu’une petite mosquée et un centre communautaire. Ils sont prêts à payer les infrastructures, comme la route et les conduites d’eau, et proposent même de construire une pataugeoire dans un parc de la ville — un investissement totalisant un million de dollars. Plus qu’un simple lieu de culte, ce serait le prélude d’une expansion à plus grande échelle, qui pourrait inclure un ensemble résidentiel, des entreprises, une épicerie, un abattoir halal, selon Muhammad Shafique, comptable à la retraite d’origine pakistanaise, établi au Québec depuis près de 45 ans et responsable de la Muslim Welfare Association, une association qui chapeaute deux mosquées de Saint-Hubert et Brossard. « Nous avons des plans pour les vivants, dit-il, pas seulement pour les morts ! »

Par trois fois, le conseil municipal de Huntingdon a rejeté le projet, au cours d’assemblées tumultueuses où le maire Gendron affirme avoir entendu, de la bouche de résidants, des propos racistes à faire dresser les cheveux sur la tête…

« Dès que t’as une masse critique d’immigrants, la religion est toujours un facteur de développement, plaide l’avocat et historien de formation. Quand les Canadiens français ont émigré en Nouvelle-Angleterre pour aller travailler dans le textile, à la fin du XIXe siècle, ils ont emmené leur curé, leurs couvents, leurs orphelinats, leurs écoles paroissiales. Ils ont recréé des petits Canada. Tout ça favorise la synergie. C’est un modèle qui marche. Mais nous autres, les caves, on est trop épais, on a dit non. Tu dis à des gens : “Venez chez nous, on a besoin de vous autres.” Rendus ici, on leur chie dans la face. Par manque d’éducation, ignorance, racisme, xénophobie. Ça me rend malade », poursuit celui qui ne sollicitera pas un quatrième mandat aux élections de novembre.

Nadia Debbabi, conseillère municipale opposée au projet, rejette vigoureusement ces accusations. La jeune femme — née d’un père d’origine tunisienne — se dit prête à reconsidérer la proposition si elle est de nouveau soumise, en décembre, lorsqu’un nouveau maire sera en poste et que l’atmosphère à l’hôtel de ville se sera assainie.

« Ce qui est dommage dans cette histoire, dit Jean-René Milot, professeur au Département de sciences des religions de l’UQAM, spécialiste de l’islam et des accommodements religieux, c’est que l’un des signes les plus marquants d’intégration, c’est de vouloir être enterré ici. » En 2010, ce chercheur a participé à un colloque international sur « La mort musulmane en contexte d’immigration », à l’UQAC. « Beaucoup auraient pourtant les moyens de se faire rapatrier dans leur pays d’origine pour y être inhumés. Mais leur terre, c’est ici. C’est devenu leur patrie. »

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