Parlons de la fin

Mercredi, 08 Octobre 2014 23:05 Philippe Gohier
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Photo © Masterfile

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« J’ai débranché ma femme… » Clac ! Le bruit sec du bâton contre la balle interrompt Bill Sacia, qui tourne les yeux vers le terrain de baseball, où un joueur des Loggers, l’équipe semi-professionnelle locale, vient de frapper un coup sûr. « Good one », dit Bill en applaudissant, avant de reporter son attention vers moi. « Ça fait quelques années. Je savais ce qu’elle voulait, et elle ne voulait pas vivre grâce à des machines. »

Ce que je sais de Bill se résume à ceci : il a 83 ans, habite le comté de La Crosse, dans le Wisconsin, a été marié plus de 50 ans et est un partisan des Loggers, comme en témoigne la casquette verte ornée d’un « L » blanc vissée sur sa tête. Notre rencontre fortuite, due à l’attribution des sièges dans le stade, remonte à quelques minutes à peine, et il me parle pourtant d’un sujet aussi intime que le sexe : la mort.

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L’octogénaire poursuit en jurant ne pas vouloir lui non plus être maintenu en vie artificiellement, branché à des fils et des tubes. Ses deux filles dans la cinquantaine, assises à côté de lui dans les gradins, connaissent ses volontés. « Je sais qu’elles vont les respecter. » Aucune larme dans ses yeux bleus, aucun trémolo dans sa voix grave, et c’est sur le même ton qu’il m’interroge sur le prix de l’essence et des cigarettes au Canada.

Ainsi va la vie à La Crosse, petit comté de 116 000 âmes où la mort, et plus particulièrement la manière dont on souhaite mourir, n’a rien de tabou. De cette ouverture d’esprit étonnante découle une conséquence encore plus surprenante : La Crosse est l’endroit aux États-Unis où les dépenses en soins de santé par habitant sont les moins élevées. Apparemment, parler de la mort permet d’économiser de l’argent.

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Le comté de La Crosse est de ces endroits qu’on ne remarque sur une carte que si on les cherche. Niché le long du Mississippi, à l’extrémité ouest du Wisconsin, il ne possède ni attraction touristique ni industrie particulière. Son nom apparaît pourtant régulièrement dans les médias américains, généralement accompagné d’une statistique singulière : 96 % des gens qui y meurent avaient formulé des directives de fin de vie.

Ces directives — aussi appelées directives de soins avancés ou directives médicales anticipées — sont des consignes laissées par un patient au cas où il ne serait plus apte, physiquement ou psychologiquement, à communiquer avec son médecin. Elles indiquent notamment si le malade souhaite être réanimé en cas d’arrêt cardiaque et s’il veut être maintenu artificiellement en vie dans l’espoir d’une rémission future.

Si vous avez 20, 30 ou 40 ans, de telles précisions peuvent sembler superflues ; évidemment, vous voudrez que tout soit tenté pour vous sauver ! Mais les priorités changent avec l’âge, et un octogénaire comme Bill risque de voir les choses autrement. En fait, à La Crosse, la majorité des personnes âgées choisissent de tout arrêter si les traitements prolongent simplement leurs jours au détriment de leur qualité de vie. Pas de défibrillateur, pas de respirateur, pas d’antibiotiques, rien — sauf des soins pour atténuer la douleur.

Dans les mois qui précèdent leur mort, les patients passent donc moins de temps à l’hôpital, et la facture finale est moins élevée. Et de beaucoup. Le programme fédéral d’assurance maladie, Medicare, verse en moyenne 47 125 dollars pour les deux dernières années de vie d’un bénéficiaire de la région de La Crosse. Dans le reste du pays, c’est 69 947 dollars. Une différence de taille : 5 bénéficiaires, et l’économie se chiffre à plus de 100 000 dollars ; 50, et elle dépasse le million.

En résumé, les patients remplissent un formulaire, la plupart réclament moins de soins, et les frais de santé diminuent. Rien de plus simple ! Et rien de plus complexe… Après tout, comment demander à un malade s’il désire être nourri par tube dans le cas où, par exemple, il se trouverait à l’article de la mort, incapable de parler ?

L’éthicien médical Bud Hammes, 64 ans, ne compte plus le nombre de fois qu’il a posé une telle question. Sa tête de grand-père, avec son crâne dégarni et ses yeux rieurs, cache une carrière passée à côtoyer le drame humain. Lorsqu’une famille ignore quel traitement voudrait une mère, un frère ou une tante qui ne peut communiquer, c’est lui que les médecins de Gundersen, un des hôpitaux de La Crosse, appellent en renfort. Et au début des années 1990, les coups de fil étaient très nombreux.

« Je m’assoyais avec les familles, raconte-t-il, et je leur demandais quelle décision prendrait “papa” s’il pouvait parler cinq minutes. » La réponse habituelle : « On ne le sait pas. » Car même si « papa » était souvent malade depuis des années, personne n’avait jamais pensé à lui demander quels soins il désirait pour la fin de ses jours. Ces familles traversaient une épreuve difficile et devaient de surcroît choisir pour « papa », puis vivre avec l’incertitude éternelle quant à leur décision.

Pire, la discussion tournait parfois au conflit. Une fille affirmait que « papa » était un battant, un fils rétorquait que « papa » ne voudrait pas souffrir… « J’ai déjà entendu des frères et des sœurs se traiter de meurtriers, se souvient Bud. Comment se réconcilie-t-on après une accusation pareille ? »

Findevie_LACROSSE_03En 1991, l’éthicien médical Bud Hammes a mis sur pied un projet-pilote qui oblige les patients du centre de dialyse de Gundersen à remplir un formulaire sur les directives de fin de vie. Le succès du programme a été tel qu’il a depuis été étendu à tous les centres de soins de La Crosse, et même en Australie et à Singapour.

« Si la médecine peine à prédire quand quelque chose arrivera, elle s’en tire plutôt bien pour déterminer ce qui arrivera », souligne Bud Hammes. La mort est l’une de ces choses, tout comme les complications qui la précèdent. Alors, pourquoi ne pas planifier en conséquence ?

Un défi de taille. Passer en revue l’ensemble des scénarios médicaux possibles pour une personne s’avérerait à la fois long et inutile. N’en considérer que quelques-uns reviendrait à ne rien faire. En 1991, après une longue réflexion, l’éthicien a opté pour un court formulaire comprenant une poignée de questions sur la réanimation cardiaque, la prolongation de la vie et les soins palliatifs. Pour le reste, le malade devrait désigner une personne ayant le pouvoir de trancher pour lui.

Le centre de dialyse de Gundersen est apparu comme le lieu idéal pour tester le programme. Non seulement les patients y étaient bien connus, puisqu’ils venaient plusieurs fois par semaine pour recevoir leur traitement, mais c’était aussi l’un des endroits d’où provenaient de nombreux appels de familles en détresse. Bud Hammes a formé le personnel soignant, puis a attendu. Après un mois, personne n’avait osé aborder le sujet avec un malade. Le projet-pilote était un échec.

Il a corrigé le tir : les infirmières ont été obligées d’offrir aux gens de remplir le formulaire sur les directives de fin de vie. Quelques mois plus tard, la moitié des 60 patients du centre de dialyse l’avaient signé. Et Bud Hammes a presque cessé de rece-voir des appels de détresse en provenance de cet établissement.

Depuis une vingtaine d’années, des hôpitaux, des agences de santé et même des pays instaurent des programmes de directives de fin de vie. Et partout, comme à La Crosse en 1991, le même problème revient constamment : personne n’aime parler de la mort. Y compris les infirmières et les médecins, qui ne veulent surtout pas donner l’impression à leurs patients que leur cas est sans espoir.

Afin de diminuer les problèmes de surtraitement des personnes âgées contre leur gré, le Congrès américain a adopté, en 1991, le Patient Self-Determination Act (loi sur l’autodétermination du patient). En vertu de cette loi, tous les établissements de santé des États-Unis fournissent aux patients, au moment de leur admission, de l’information écrite sur les directives de fin de vie. Mais 25 ans plus tard, seuls 30 % des patients remplissent les documents avant leur décès.

La cause de cet « échec » se résume en un point, croit Bud Hammes : même lorsque l’information est bel et bien fournie — la loi n’est pas toujours respectée —, les gens sont laissés à eux-mêmes avec ce sujet tabou. « Il ne suffit pas de remettre un formulaire ; il faut créer un dialogue », dit l’éthicien. Aujourd’hui, le Québec pourrait répéter cette erreur.

L’aide médicale à mourir a retenu l’essentiel de l’attention politique, médiatique et publique lors du débat sur la Loi concernant les soins de fin de vie, adoptée le printemps dernier par l’Assemblée nationale. Une douzaine d’articles portent pourtant sur les « directives médicales anticipées ». À partir de décembre 2015, les Québécois pourront remplir un questionnaire afin de formuler leurs préférences médicales en cas d’inaptitude. Les médecins devront respecter ces volontés.

Comme aux États-Unis, la nouvelle loi n’exige pas qu’un professionnel guide les gens dans ces choix médicaux pourtant complexes. « On présume qu’ils ont toute l’information nécessaire pour agir seuls, mais quand je donne des conférences sur le sujet, ils ont mille et une questions », souligne Me Danielle Chalifoux, présidente de l’Institut de planification des soins, une organisation québécoise qui milite pour l’avancement des directives de fin de vie et des droits des aînés.

Findevie_LACROSSE_05Quand Darin Wendel, de Tri-State Ambulance, est appelé à intervenir auprès des résidants du Hillview Health Care Center, il doit respecter les directives de fin de vie inscrites dans le formulaire qu’ils ont toujours sur eux.

Rien n’oblige les établissements de santé à proposer systématiquement aux patients de remplir le questionnaire. Et une fois celui-ci rempli, rien n’incite les patients à en parler avec leurs proches… Imaginez le choc si un médecin vous apprenait que votre mère, qui vient de tomber dans le coma, ne souhaite recevoir aucun soin !

Le ministère de la Santé a encore la possibilité d’intégrer ces éléments à la Loi au moment de sa mise en application, mais « il est prématuré à ce stade de s’avancer sur les modalités et les procédures précises », a indiqué une porte-parole. Ces modalités pourraient mener soit à la réussite, soit à l’échec, si l’on se fie à l’expérience américaine en général et à celle de La Crosse en particulier.

Le projet-pilote de Bud Hammes au centre de dialyse de l’hôpital Gundersen a tellement été apprécié des patients, des familles et du personnel soignant qu’il a été étendu non seulement à l’ensemble de l’établissement, mais à tous les centres de soins de santé du comté de La Crosse. Aujourd’hui, si une personne majeure se présente dans un hôpital de la région en raison d’un cancer, d’un bras cassé ou d’un ongle incarné, le personnel lui pro-posera invariablement d’émettre des directives de soins avancés. Si le patient refuse, l’idée aura tout de même été semée. Il aura toute la vie pour changer d’avis.

N’empêche, même après des années, c’est un sujet qui reste difficile à aborder, selon Waneeta Everson, responsable de la clinique de soins palliatifs de Gundersen. Elle accompagne de nombreux patients dans l’élaboration de leurs directives de fin de vie, et chacun réagit différemment. Certains font des blagues, d’autres pleurent, sans oublier « les échanges parfois tendus ». Car autant que possible, la discussion se déroule en présence des proches du patient, et ceux-ci ne sont pas toujours en paix avec ses choix… « Mais somme toute, c’est un cadeau incroyable pour les familles », dit-elle.

Il y a quelques années, Waneeta a rempli le formulaire avec une femme atteinte d’un cancer. Cette dernière était assise, prête à recevoir son traitement de chimiothérapie par intraveineuse, et disait ne pas vouloir continuer si elle ne pouvait plus profiter de la vie. « Son mari était présent. C’était chargé d’émotion, et il y a eu beaucoup de larmes. » Le soir même, la malade a subi un accident vasculaire cérébral.

Son mari savait quoi faire. Mais la dame avait une sœur qui est arrivée à l’hôpital « complètement hystérique ». Comment son beau-frère osait-il aban-donner ? Sa sœur méritait mieux ! Waneeta lui a montré le document. « La femme a reconnu la signature, et tout a changé. » Ils ont pu dire adieu à leur être cher.

Cette situation est loin d’être unique. En 2010, un hôpital d’Australie, qui s’est inspiré de La Crosse, a mené une étude qui a montré que les familles des patients ayant formulé des directives de fin de vie souffraient « considérablement moins » de stress, d’anxiété et de dépression après le décès. En outre, la satisfaction de ces malades et de leurs proches envers le personnel soignant était plus élevée.

Remboursement annuel de Medicare par bénéficiaire
Le plus bas : 6 911 $, à La Crosse
Le plus élevé : 13 789 $, à Miami
Moyenne nationale : 9 584 $

Dans un système de santé public comme celui du Québec, les avantages financiers du programme de Bud Hammes sont alléchants. « Les coûts de mise en place représenteraient une infime fraction de ce que vous économiseriez ensuite », assure le Dr Jeffrey Thompson, PDG de Gundersen. Mais dans le système privé des États-Unis, la logique financière est inversée. Lorsque les patients réclament moins de soins, l’hôpital fait moins d’argent. « Nous perdons des dizaines de millions de dollars chaque année », dit-il.

Pourquoi, dans ce cas, maintenir le programme de directives anticipées ? « Parce que c’est la bonne chose à faire pour la collectivité », répond le médecin du tac au tac. Et c’est impressionnant de constater comment tout le comté de La Crosse a embrassé ce programme.

Lorsque les résidants du Hillview Health Care Center, un centre d’hébergement et de soins pour personnes âgées, font une sortie de groupe, les employés prennent avec eux une pile de feuilles jaunes. Ces formulaires, un par patient, résument en une page les directives de fin de vie. Si les ambulanciers sont appelés, ils suivront les consignes qui s’y trouvent. Une personne veut être réanimée ? Tout sera essayé. Une autre souhaite partir en paix ? « Dans ce cas, nous lui prodiguerons simplement des soins de confort », explique Darin Wendel, chef d’exploitation de Tri-State Ambulance, à La Crosse. La même feuille jaune se trouve sur le réfrigérateur des personnes qui reçoivent des soins à domicile.

Sans la collaboration de tous les acteurs du système de santé, les directives de fin de vie n’auraient jamais connu un tel succès à La Crosse. Une cohésion facilitée par la petite taille de la collectivité, mais qui peut être reproduite à grande échelle. L’Australie et Singapour ont déjà implanté le modèle avec l’aide de Gundersen. L’Union européenne mène une étude dans six pays d’Europe, dont l’Angleterre et l’Italie, pour mesurer l’efficacité du programme. Après tout, le problème est universel. « Nous mourrons tous un jour et nous évitons tous ce sujet, dit Bud Hammes. Mais quand vous proposez d’en parler, tout le monde est soulagé. »

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