Le cidre dans tous ses états

Vendredi, 10 Octobre 2014 22:54 Gary Lawrence
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Photos de cet article : Charles Briand

En ce mois de février 2014, il gèle à pierre fendre à Rougemont, en Montérégie, jusque sous les tentes nullement chauffées du Mondial des cidres de glace. Mais rien ne semble refroidir les ardeurs des participants à cette dégustation annuelle, qui réunit les principaux producteurs de ce nectar purement québécois. En une fin de semaine, ils seront des milliers (Québécois, États-Uniens, Belges et Scandinaves) à défiler devant les comptoirs des cidriculteurs, les doigts transis collés sur leur verre, pour découvrir les nouvelles cuvées.

En compagnie de la porte-parole du Mondial, Véronique Rivest — arrivée deuxième au Concours du meilleur sommelier du monde —, je goûte et recrache cidre après cidre en écoutant ses commentaires éclairés. « Essaie celui-ci, des Vergers Lafrance : c’est un classique, on peut très bien le servir en apéro. Et goûte celui-là, du Domaine Leduc-Piedimonte : sens-tu les arômes de pruneau confit ? Je l’accorderais bien avec des mets iodés, comme des pétoncles… »

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De l’Outaouais à Charlevoix en passant par la Montérégie, les Cantons-de-l’Est et les Laurentides, 55 cidriculteurs élaborent des cidres et autres boissons à base de pommes.

Depuis plusieurs années, le cidre de glace constitue le plus prestigieux porte-étendard de l’industrie cidricole du Québec et l’un des meilleurs produits de son terroir. Élevé, tout comme le vin de glace, après que le froid hivernal a concentré les sucres dans le fruit ou son moût, il se décline en plusieurs variétés, et ses arômes subtils peuvent aller du litchi à la cardamome en passant par des notes minérales, comme la pierre à fusil ou la silice.

« Lorsqu’il organise des dégustations à l’aveugle, le maître de chai du Château d’Yquem, producteur français du meilleur vin liquoreux au monde, glisse parfois une bouteille de ma Récolte d’hiver entre deux crus pour brouiller les pistes », dit François Pouliot, propriétaire de La Face Cachée de la Pomme, à Hemmingford. Et un autre de ses cidres de glace, Neige Première, a figuré sur la carte de feu le restaurant catalan El Bulli, classé meilleur resto de la planète à cinq reprises.

« Parce qu’il provient à la fois de la pomme et du froid, le cidre de glace est une invention particulièrement représentative du Québec », dit Véronique Rivest, qui emporte toujours quelques bouteilles lorsqu’elle voyage, pour faire connaître ce délice à ses homologues étrangers. « Le cidre de glace québécois est désormais connu partout, y compris en Chine, où on l’apprécie dans les fêtes et les rassemblements spéciaux », assure May Zeng, représentante au Canada d’Attop International, distributeur d’alcools fins qui compte avoir exporté 6 000 bouteilles dans l’Empire du Milieu d’ici la fin de l’année.

Si réputé soit-il, le cidre de glace plafonne toutefois : à la SAQ, ses ventes ont accusé une baisse de 10 % l’an dernier, « peut-être parce que c’est un produit de niche, plus coûteux, qu’on sert lors d’occasions spéciales », avance Véronique Rivest. Peut-être aussi parce que les Québécois apprécient de plus en plus les cidres ordinaires (tranquilles, pétillants ou mousseux), qui envahissent les étagères des épiceries et de la SAQ.

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« Ces dernières années, nous avons constaté une réelle hausse de leurs ventes, surtout pour les mousseux », dit Renaud Dugas, porte-parole de la SAQ. De 2011 à 2013, elles ont progressé d’environ 28 %, et de 41 % en 2013-2014. Aujourd’hui, on estime à plus de 20 millions de dollars les ventes annuelles de cidre au Québec.

Pourquoi cet engouement ? « Il y a l’aspect nouveauté, explique Michel Jodoin, président de l’Association des cidriculteurs artisans du Québec. Mais le bon goût et la bonne réputation des cidres québécois y sont pour beaucoup ; dans les concours internationaux, ce sont toujours eux qui raflent les médailles d’or et d’argent. »

« Nous sommes la référence mondiale », renchérit Robert Demoy, fondateur de La Cidrerie du Minot et un des architectes du renouveau du cidre québécois. « Ce n’est pas moi qui le dis : ce sont les cidriculteurs français. Désormais, ils viennent chercher l’expertise chez nous ! »

En juillet dernier, 25 cidriculteurs de France se sont ainsi rendus à Rougemont pour étudier la façon dont Michel Jodoin transpose au cidre la technique de fabrication du champagne, mais aussi pour en apprendre davantage sur le savoir-faire de ce pionnier québécois de la cidriculture artisanale.

Tous ne sont cependant pas aussi élogieux à l’égard des cidres produits dans la province, et beaucoup d’amateurs ne jurent que par les cidres plus secs, plus raides et plus amers, comme le sont souvent ceux qu’on fabrique de façon traditionnelle en Europe. « Il est vrai que le Québec est la référence mondiale pour le cidre de glace, mais je n’en dirais pas autant du cidre en général », déclare Christian Barthomeuf, propriétaire du Clos Saragnat, à Frelighsburg (Cantons-de-l’Est). Il vient de mettre sur le marché la plus vieille cuvée de cidre de glace au monde — la 1992 —, pour souligner les 25 ans de ce nectar, qu’il a créé en 1989 et qui lui a valu de nombreuses médailles d’or.

« Au Québec, nous avons les meilleures conditions en Amérique du Nord pour fabriquer du cidre : les pommes sont plus fruitées, plus juteuses et plus aromatiques, avec un petit goût acidulé en raison du climat », explique Michel Jodoin. En fait, la province forme même une sorte de société distincte du cidre. Les cidres y sont faits à partir de pommes de bouche, celles que l’on mange, alors que les cidres anglais, français ou d’Espagne du Nord sont produits à partir de pommes à cidre. Et ailleurs dans le monde, on consomme souvent cette boisson comme on boit une bière ou à table en guise de simple rafraîchissement. « Mais ici, nous sommes aussi très portés sur les accords mets-cidres et sur les cidres de dégustation, précise Michel Jodoin. Nos cidriculteurs sont très créatifs et offrent une belle gamme de produits. »

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Stéphanie Beaudoin et François Pouliot, de La Face Cachée de la Pomme.

De l’Outaouais à Charlevoix — mais surtout dans la Montérégie, les Cantons-de-l’Est et les Laurentides —, 55 cidriculteurs artisans élaborent des dizaines de cidres : demi-secs, bruts sur lie, apéritifs ou aromatisés aux fruits, cidres de glace plats ou pétillants… Michel Jodoin concocte même un brandy de pomme, le Calijo, et Les Vergers Lafrance, à Saint-Joseph-du-Lac, viennent de lancer une vodka aromatisée à la pomme ainsi qu’un assemblage de whisky et de cidre de glace vieilli en fût de chêne…

À Dunham, Union libre s’est lancée, il y a quelques années, dans la production de cidre de feu. « Au lieu du froid, c’est la chaleur qui concentre les sucres dans le moût : l’eau est évaporée par ébullition, comme pour l’eau d’érable, explique Anouschka Bouchard, copropriétaire. Il en résulte un produit proche du cidre de glace, mais au goût de pomme cuite et à la robe corail. C’est notre produit-vedette : nous sommes même en rupture de stock ! »

En quatre ans, Union libre a vu sa production passer de 6 000 à 85 000 bouteilles, et ses propriétaires s’attendent à franchir le cap des 100 000 bouteilles cette année, notamment grâce à un nouveau produit qui sera lancé dans le temps des Fêtes : le premier cidre de feu pétillant au monde.

On l’a dit et répété jusqu’à plus soif : le cidre québécois revient de très loin. Considéré comme interdit de 1921 à 1970 à cause d’un « oubli législatif » (le terme « cidre » n’était pas utilisé dans la Loi sur les boissons alcooliques, mais était inclus sous l’appellation « vin »), il est rapidement devenu populaire une fois clairement mentionné dans la loi. Mais bien vite, la forte demande a incité de grandes cidreries industrielles à en fabriquer des quantités phénoménales à base de concentré : elles ont inondé le marché de produits médiocres réputés pour donner de sérieuses migraines, ce qui a terni pendant longtemps la réputation du cidre.

Dans les années 1980, voyant le potentiel du terroir québécois, une poignée d’artisans se sont mis en tête de redonner ses lettres de noblesse à cette boisson que l’on consommait déjà dans l’Antiquité et que Jacques Cartier avait transportée avec lui dans ses cales jusqu’en Nouvelle-France. Si le chemin a été long avant que les Québécois se remettent au cidre, plus personne n’hésite aujourd’hui à s’en offrir un verre. « Surtout de cidre “prêt à boire”, vendu en paquets de quatre petites bouteilles », dit Michel Jodoin.

En Outaouais, le cidre léger pétillant Croqueuse, qui appartient à cette catégorie, est devenu un produit-vedette un an seulement après sa commercialisation. « Il répond à un besoin chez ceux qui n’aiment pas l’amertume de la bière », dit Julie Grimard, copropriétaire du Verger Croque-Pomme.

À Montréal, au bistrot du terroir Vices & Versa, dans la Petite Italie, les cidres en fût des Vergers de la Colline se vendent presque autant que la bière, tandis que Fabien Lacaille, copropriétaire de plusieurs bars (Bily Kun, Furco, Plan B…), sert du cidre en fût Du Minot depuis plus de 10 ans. Mais ces derniers temps, ce sont les mélanges qui ont la cote, explique-t-il : « Les clients sont friands de Black Velvet, moitié stout, moitié cidre, et de White Velvet, un mélange de bière blanche et de cidre. »

Voyant croître cette demande, de grandes brasseries ont ajouté les alcools de pomme à leur éventail, comme Labatt avec l’Alexander Keith’s Original Cider, ou MillerCoors, qui a acquis la cidrerie vermontoise Crispin Cider, en 2012, pour 40 millions de dollars américains. Même le géant des jus de pomme Lassonde a lancé son propre cidre, le Dublin’s Pub, par l’intermédiaire de sa division Vins Arista.

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Parsemée de vergers, la route des cidres de la Montérégie propose 12 haltes où il est possible de déguster divers produits de la pomme.

Au Québec, ne fait cependant pas du cidre qui veut, du moins pas sous cette appellation, en raison d’une réglementation sévère qui limite celle-ci au cidre fait à partir de pommes — dont 80 % provenant du Québec — et non de concentré. On veut ainsi éviter de revivre les années sombres du cidre industriel. La boisson au cidre Molson Canadian Cider n’est donc pas vendue au Québec.

Malgré cette hausse constante de popularité, le cidre n’est pas près de supplanter la bière et le vin dans les habitudes de consommation des Québécois. Selon Statistique Canada, les ventes de bière et de vin arri-vent à égalité au Québec (43,2 % des parts de marché chacun en 2013), alors qu’à la SAQ le cidre compte pour 0,3 % des ventes, contre 79 % pour le vin (en 2013-2014).

« Il faudrait que les sommeliers s’intéressent au cidre et qu’ils le fassent découvrir aux consommateurs : après tout, c’est leur boulot ! » tranche Véronique Rivest.

Pour certains producteurs (surtout les plus petits), la faute revient à la SAQ, qui manquerait de vision dans sa façon de commercialiser le cidre. « Mon gros problème de mise en marché, ce sont les règlements : mon permis artisanal ne me permet pas de vendre dans les épiceries fines — les bonnes fromageries, par exemple —, qui seraient d’excellentes vitrines pour mes produits », dit Hubert Philion, qui élabore un cidre et un poiré (boisson liquoreuse à base de poires) de glace à Hemmingford.

« On est probablement le seul endroit au monde où un organisme gouvernemental ne promeut pas assez ses produits du terroir », peste Alan Demoy, qui a repris avec sa sœur La Cidrerie du Minot, entreprise fondée par son père, Robert. « En Ontario, dès que tu mets les pieds dans un établissement de la Régie des alcools, tu t’enfarges dans les produits ontariens ! »

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Michel Jodoin, président de l’Association des cidriculteurs artisans du Québec.

Mais dans la foulée du projet de loi 395, qui prévoit notamment d’inclure la promotion des produits du terroir dans le mandat de la SAQ, les choses changent déjà. « La SAQ est bel et bien en train d’évoluer », dit Michel Jodoin. Même si tous les produits du terroir québécois ne sont pas encore inclus sous l’appellation « Origine Québec » dans les succursales, ils le sont dans le site Web et les catalogues de promotion de la société d’État.

En attendant d’en arriver là, la cuvée 2014 des cidres de glace qué-bécois s’annonce fort prometteuse, si on se fie à Christian Barthomeuf, du Clos Saragnat. « Avec un froid pareil, l’hiver 2013-2014 a été le meilleur que j’aie jamais connu », dit-il. Et sans doute le cidre du Québec, qu’il soit tranquille, mousseux, de glace ou de feu, est-il appelé à connaître ses plus belles années dans un proche avenir.

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Petit lexique

• Cidre tranquille (ou plat) : Non effervescent, élaboré à partir de moût de pommes mûres pressées. Taux d’alcool de 1,5 % à 15 %.

• Cidre mousseux (ou effervescent, pétillant) : Fabriqué à partir de cidre tranquille auquel on ajoute du gaz carbonique, ou dont l’effervescence est obtenue par une seconde fermentation en bouteille (méthode champenoise ou traditionnelle) ou en cuve close (méthode Charmat ou classique, qui donne un cidre bouché ou sur lie). Taux d’alcool de 2 % à 12 %.

• Cidre de glace : S’obtient après fermentation du moût naturellement gelé par le froid hivernal (cryoconcentration) ou après avoir pressé les pommes cueillies gelées dans les arbres (cryoextraction). Dans les deux cas, le froid concentre les sucres et entraîne un goût fort singulier. Taux d’alcool de 7 % à 13 %.

• Cidre de feu : Élaboré à partir de moût dont les sucres sont concentrés par évaporation de l’eau grâce à la chaleur. Taux d’alcool de 9 % à 15 %.

• Cidre apéritif : Cidre titrant entre 15 % et 20 % après addition d’alcool neutre ou d’eau-de-vie de cidre, ou après une nouvelle fermentation.

Le cidre s’exporte

De plus en plus de cidres québécois sont exportés, comme le Cœur à tout, de Michel Jodoin, un cidre pétillant vendu depuis peu en Arizona. Deux leaders mondiaux du monde des alcools (le géant du pinot noir Boisset et les cognacs Camus) ont même chacun acquis des intérêts dans deux cidreries québécoises, les faisant bénéficier de leur réseau de distribution : aujourd’hui, La Face Cachée de la Pomme exporte dans 25 pays et le Domaine Pinnacle dans 50.

Bélinda Togbévi, entrepreneure togolaise établie à Terrebonne, exporte annuellement dans son pays natal environ 3 000 bouteilles de La Face Cachée de la Pomme. « Là-bas, la classe moyenne est en train d’émerger, on fait moins d’enfants et on veut s’offrir les plaisirs de la vie à l’européenne, avec des produits originaux comme le cidre de glace québécois », dit-elle.

En fait, l’engouement est presque planétaire et les ventes de cidre explosent un peu partout : 8 % d’augmentation en Argentine, au Venezuela et au Brésil en 2011, 23 % la même année à Singapour, 50 % en 2011-2012 en Australie, 74 % en 2012 aux États-Unis…

Une indication géographique protégée

Des cidriculteurs hors du Québec ont commencé à faire du cidre de glace — parfois « d’inspiration québécoise », comme au Vermont —, mais certains apposent ce nom sur un produit qui ne le mérite pas toujours. Si tout se déroule comme prévu, une indication géographique protégée (qui s’apparente, au Québec, aux appellations d’origine contrôlée françaises, ou AOC) sera adoptée cet automne pour le cidre de glace québécois, et une première cuvée ainsi labellisée verra le jour en 2015. « C’est important pour protéger notre savoir-faire et renforcer notre crédibilité », estime François Pouliot. Seul l’agneau de Charlevoix bénéficie d’une « AOC québécoise » pour l’instant, mais le vin de glace du Québec devrait suivre sous peu.

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