Comme le rapportait la journaliste Marie-Michèle Sioui dans La Presse, l‘Institut Fraser propose quatre solutions nippones pour transformer notre système de santé. Pourtant, chacune prête le flanc à la critique. Voyons pourquoi.
Le communiqué de presse démarre en trombe, avec une statistique frappante mais contestable: le Canada dépenserait 87% plus d’argent en santé que le Japon (par rapport au PIB). Dans le rapport original, on comprend qu’il s’agit plutôt de coûts ajustés pour l’âge. Ah bon.
Moins sujets à interprétation, les chiffres bruts de l’OCDE sont plus souvent utilisés: d’accord, le système de santé canadien coûte plus cher: 11.4% vs 9.5% du PIB. Cette différence est de 20% et non de 87%.
L’Institut Fraser présente ensuite « objectivement » les solutions: financement par activité, prestation privée, « partage des coûts » (c’est-à-dire un ticket modérateur) et assurance privée. Il faut savoir apprécier la constance: peu importe l’analyse, c’est toujours les mêmes conclusions.
J’ai toujours pensé que pour importer des solutions à partir de larges principes, il faut que le contexte soit plus ou moins comparable. Or, de ce que j’en connais, le Japon est bien différent du Canada. La société en général. Et son système de santé en particulier.
Commençons par sept différences substantielles:
A) Selon l’OCDE, le Japon possède d’abord un nombre étonnant de lits d’hôpitaux: 13.6 lits d’hospitalisation par 100 000 habitants contre 3.2 seulement au Canada. Le secteur public contrôle 45% de ces lits, soit déjà près de deux fois davantage qu’ici: 6.1 lits par 100 000 habitants. Énorme différence.
B) Malgré cette abondance de ressources, les médecins japonais hospitalisent à peine plus de patients, soit 10709 par 100 000 habitants (contre 8260 au Canada). Cela conduit à des durées de séjour hospitalier de 18.2 jours en moyenne contre 7.7 chez nous. Imaginez l’impact d’une transposition: simplement pour respecter ces durées du séjour, il faudrait multiplier nos lits d’hôpitaux par 2.36. Je passe sur le fait que de telles durées de séjours seraient jugées radicalement inefficientes chez nous. Surprenant, dans un système qu’on juge par ailleurs si « performant ».
C) Par ailleurs, le communiqué omet de mentionner que le niveau de financement public du système de santé est beaucoup plus bas au Canada: 70.9% contre 80.5% au Japon.
D) On peut d’ailleurs toutefois que la part publique réelle du financement n’est que légèrement plus élevée au Canada : 8.1 % du PIB (contre 7.6% au Japon). Par contre, le niveau de financement privé est pratiquement le double chez nous, avec 3.4% du PIB (contre 1.9% au Japon). Qu’il ne serait sûrement pas judicieux d’accentuer, n’est-ce pas?
E) Possédant à peu près autant de médecins par habitant que le Canada, il semble que les Japonais rencontrent leur médecin beaucoup plus souvent, soit 13.1 fois par année (contre 5.5 fois ici). Il est bien difficile d’imaginer comment ils y arrivent. Soit que les médecins travaillent beaucoup plusieurs d’heures là-bas ou que les visites y sont beaucoup plus courtes. Mais il y a fort à parier que la médecine ainsi pratiquée est organisée fort différemment.
F) La structure professionnelle des soins est aussi différente. Par exemple, le Japon compte beaucoup plus de sages-femmes (0.22 par 1000 habitants) que le Canada (0.03).
G) Il faut dire que les habitudes de vie sont aussi bien différentes: le tabagisme, un déterminant majeur de la santé des populations (par le biais des maladies cardiovasculaires et des cancers) est de 13.7 % chez nous (contre seulement 8.4% au Japon). De même, le taux d’obésité, mesuré à 24.2% au Canada (contre 3.5% au Japon). Ce qui a son importance quand on en vient à parler des coûts de santé.
Sept différences majeures – il y en a sûrement beaucoup d’autres.
Du côté des résultats, l’institut Fraser insiste sur certaines réussites nippones. Il est vrai que les femmes y vivent trois ans de plus qu’ici, mais pour les hommes, la différence n’est que d’un an. Et si la mortalité infantile y est effectivement très basse, le taux de suicide est le double, avec 21.2 par 100 000 habitants (contre 11.1 au Canada).
Au fait, est-ce que les soins et l’accès sont vraiment meilleurs au Japon? Le rapport de l’Institut Fraser est plutôt sobre sur la question:
« The combination of potentially superior access to health care and potentially superior outcomes from the health care process with substantially fewer resources committed to health care suggests there is much Canadians can learn from the Japanese health care system »
Pour ce qui est de l’attente, l’auteur du rapport mentionne aussi l’absence de données comparatives fiables. Alors gardons-nous une petite gêne.
Examinons maintenant les quatre propositions précises identifiées dans le communiqué:
1) « Mettre en œuvre des modèles de financement (des hôpitaux et des services de chirurgie) fondé sur les activités ».
En réalité, le financement par activité, s’il peut augmenter la prestation de service (objectif qu’on peut aussi atteindre en augmentant simplement le financement), ne réussit probablement pas à diminuer le coût de chaque intervention, contrairement à ce que laisse entendre l’Institut Fraser, selon des analyses canadiennes et anglaises, notamment.
Pour le reste, les avantages et les inconvénients potentiels sont nombreux, un fait même reconnu parmi les partisans du financement par activité (voir la liste des risques dans ce rapport de l’AQESSS).
2) « Permettre la prestation privée de services hospitaliers et chirurgicaux. »
L’Institut Fraser insiste sur l’idée que la prestation japonaise des soins est essentiellement « privée ». Mais il faut nuancer : la plupart des hôpitaux sont des OSBL ou des hôpitaux publics et non des hôpitaux privés à but lucratif, comme le montre le tableau suivant, tiré d’un rapport de l’OMS:
OSBL | Publics | Autre (Surtout OSBL) | Corporations privées | Agences + Gouvernement | Assureurs |
5644 | 1377 | 863 | 760 | 304 | 129 |
Notons que la prestation privée est déjà permise… chez nous. Soit en pratique privée, par exemple dans la clinique orthopédique Duval, soit dans des modèles « hybrides » des CMS, comme Rockland MD. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est souhaitable.
Les effets « positifs » de cette « concurrence » tellement vantée doivent aussi être remis en question. C’est un axiome pour certains. Pourtant, les données australiennes permettent notamment d’en douter: là où la concurrence s’installe, l’attente augmente aussi du côté public (référence à venir).
La prestation privée coûterait moins? Les expériences canadiennes sur le sujet (Rockland MD, cliniques privées en Alberta) n’appuient pas cette prétention: les chirurgies effectuées au privé coûtent quelques centaines de dollars de plus. Les chiffres de la Grande-Bretagne vont dans le même sens : + 11% pour le privé.
Cela ressemble plutôt à du wishful thinking.
3) « Introduire des systèmes de partage des coûts pour la couverture universelle des soins de santé, lesquels comportent des limites annuelles raisonnables et l’exemption automatique des personnes à faible revenu. »
L’Institut Fraser prétend qu’il y a chez nous gaspillage de ressources à cause de l’absence d’un ticket modérateur. Il est vrai que les Japonais déboursent déjà beaucoup pour accéder aux soins. Mais est-ce vraiment un avantage? On reprend l’argument, entendu dans un colloque sur l’assurance médicament, de l’économiste Claude Montmarquette: un ticket modérateur favoriserait les « bons choix », notamment en prévention.
Par les vertus des lois du marché! Ce qui est un sophisme. Les données américaines sur la question montrent pourtant qu’un ticket modérateur, même mineur, réduit l’accès des personnes pauvres, retarde les consultations ambulatoires et peut en conséquence aggraver les conditions médicales.
Les déboursés directs sont par ailleurs déjà plus élevés au Canada qu’au Japon et à bien des endroits dans le monde, notamment dans l’Europe, comme je le mentionnais dans Privé de soins:
En effet, en 2007, nous assumions des co-paiements variés à hauteur de 14,9 % des dépenses totales de santé, proportion plus élevée qu’en France (6,8 %) et comparable à celle du groupe des pays apparentés (15,5 %), où on retrouve le co-paiement sous diverses formes, par exemple des frais dentaires, des coûts pour les médicaments, des dépenses pour des soins à domicile. Ce qui représente annuellement 580 dollars pour chaque Canadien, plus du double de la part assumée par les Français (246 dollars), plus que celle des Japonais (366 dollars), des Anglais (343 dollars) et des Suédois (528 dollars).
Où est donc la logique de payer encore plus? En France, l’accès est aussi de plus en plus difficile, notamment en raison de ces coûts directs, comme j’en discutais dans un précédent billet.
Sans compter qu’en ajoutant un ticket modérateur, on augmente la part privée du financement. On s’éloigne en conséquence du « modèle japonais », en se rapprochant plutôt… du modèle américain.
4) « Établir un système d’assurance sociale garantissant une couverture universelle avec un financement des primes, et offrant un soutien aux personnes incapables de s’offrir une assurance ».
L’Institut Fraser fait dans l’euphémisme, s’agissant bien « d’assurances privées » – mais c’est plus sympathique de parler d’un « système d’assurance sociale ». Même si le mot « socialisme » ne semble plus à la mode, en tous cas au NPD.
Il faut voir que les coûts de l’assurance privée sont généralement plus élevés que ceux de l’assurance publique. Exemple parmi d’autres, les frais administratifs des assurances-médicaments privées sont de 8% au Québec contre 2% pour leur contrepartie publique, selon le chercheur Marc-André Gagnon. On peut constater ce phénomène un peu partout dans le monde.
L’Institut associe généralement un financement par assurances privées avec une réduction conséquente des dépenses. Pourtant, la Suisse, qui possède un modèle d’assurances similaire à celui du Japon, dépensait en 2011 davantage que le Canada pour ses soins, avec 11.5% de son PIB (contre 11.2% chez nous) . J’aimerais bien voir une démonstration claire que cette approche diminue réellement les coûts.
Enfin, rappelons qu’en migrant vers un système d’assurances privées, on augmenterait encore une fois la part privée du financement. Disons que l’on permettait que 20% du financement soit transféré du public vers le privé. Cela semble peu? Pourtant, avec 20%, vous serions rendus là où sont les États-Unis en matière de couverture publique-privée. Loin du Japon.
Alors les quatre « solutions » proposées par l’Institut Fraser ne tiennent pas nécessairement la route. Peut-on au moins douter de l’effet des quatre solutions « nippones » proposées par l’Institut Fraser, quand on constate les grandes différences entre d’autres éléments fondamentaux énumérés plus haut?
Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas s’inspirer de certaines pratiques, mais restons prudents. Il y a de bonnes idées à prendre au pays du soleil levant, notamment en prévention, dans le rôle des autres professionnels et qui sait, dans la pratique médicale.
Cherchons mieux.
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