La Presse nous apprend aujourd’hui que la pratique privée en première ligne est en croissance: selon la journaliste Gabrielle Duchaîne, il y aurait maintenant près de 200 cliniques de soins privés au Québec, où des médecins non-participants, donc retirés du système public d’assurance-santé, sont rémunérés directement par les patients eux-mêmes ou leurs assurances. C’est inquiétant.
La section « Débats » du journal traite d’ailleurs aujourd’hui de cette question : est-ce que le privé en première ligne est un problème ou une solution? J’ai bien hâte de lire les réponses, même si elles sont prévisibles: certains mentionneront l’importance de la concurrence, l’exemple des autres pays et la nécessité de soulager les finances publiques. D’autres, dont je suis, diront plutôt que le privé n’ajoute rien aux soins et constitue dans notre contexte un mauvais choix. Des extraits de ma réponse sont cités plus loin dans la présente chronique.
C’est un débat fort important. Mais dans ce genre de sujet, il est parfois difficile de faire la part des choses entre la simple opinion et la démonstration appuyée sur des faits. À cet égard, je ne prétends pas posséder la vérité absolue. Néanmoins, il est souhaitable de tenter de connaître un peu l’état des connaissances pertinentes avant de se prononcer. C’est ce que j’ai tenté de faire dans Privé de soins, où la question de la première ligne en santé est abondamment traitée.
Il est vrai qu’on présente donc souvent le « privé en première ligne » comme une « soupape » pour le système de santé public, mais il faut bien voir de quoi on parle et que j’ai décrit ainsi dans ma réponse au débat de la Presse :
Quand un médecin se retire du système public, abandonnant ses patients pour offrir des services contre rémunération directe à ceux qui ont plus de moyens, c’est un triple problème, affectant à la fois l’éthique, le financement et l’efficacité, plutôt qu’une soupape souhaitable, comme il est facile de le démontrer.
Il faut donc être clair: le développement du privé en santé n’est pas une idée abstraite, c’est un transfert direct de services médicaux d’un modèle où l’assurance publique assure la rémunération du médecin à un modèle où le patient le paye directement de sa poche.
Dans ce dernier cas, l’assurance privée n’a pas de rôle à jouer puisqu’il s’agit, à moins d’entourloupettes, de soins médicalement requis, qui au Québec et dans plusieurs provinces ne peuvent être assurés par le privé. Ce qui est une excellente chose.
Or, qui dit « transfert » dit « ajout » quelque part et « retrait » ailleurs. Un médecin « quitte » le système public (où il a d’ailleurs été formé, la grande majorité des frais de cette formation provenant d’ailleurs de nos impôts) pour « entrer » dans le système privé, qui constitue chez nous plutôt l’exception que la règle. Un système où les règles ne sont pas les mêmes : plutôt que d’être basés d’abord sur le besoin de santé, l’accès est régi par la capacité de payer.
Ce qui pose problème, comme je l’ai ainsi résumé pour le débat :
D’abord, l’angle éthique: le critère d’accès aux soins n’est plus l’intensité du besoin de santé, mais bien la capacité de payer, un problème d’équité qu’on ne peut négliger; et comme la pauvreté entraine tout un lot de problèmes de santé, il est doublement préoccupant.
J’ai connu plusieurs personnes qui ont ainsi perdu leur médecin de famille : pour diverses raisons, il ou elle était passé(e) au « privé ». Avec ce que ça implique : certaines personnes ont les moyens de suivre, mais une bonne proportion des gens ne les ont pas. Et se retrouvent dont sans médecin de famille. Ce qui peut-être grave si on est malade.
La prétendue « soupape » a donc un prix net : des patients se retrouvent « orphelins ». Ils n’ont plus de médecins! Compte tenu de la difficulté d’accès actuelle, ils n’en trouveront pas de sitôt.
Diverses solutions ont été mises en place dans toutes les régions du Québec pour faciliter la recherche d’un médecin de famille. La plupart du temps, un guichet unique est dédié à cette fonction, et le CSSS de votre région se chargera de vous accompagner dans cette recherche qui n’est pas évidente. Mais renseignez-vous, ça vaut la peine. Priorité est donnée aux plus malades.
Une voisine avait ainsi perdu son médecin de famille; après un an (c’est plutôt long!), on lui en a trouvé un. Dans un GMF, d’ailleurs, où le modèle des soins d’équipe impliquant notamment une infirmière praticienne a été implanté (on compte actuellement au Québec, malgré notre retard à ce sujet, près de 200 infirmières praticiennes oeuvrant en première ligne, une avancée importante qui permet de supporter une nouvelle manière d’offrir des soins).
Elle a donc dans un premier temps rencontré l’infirmière, dont elle fut d’ailleurs très satisfaite. Elle verra éventuellement le médecin. Mais c’est tout un travail pour pallier aux inconvénients du départ d’une médecin du système public. Alors, l’effet de soupape, on repassera.
En fait, la soupape dont on se réclame souvent a peu à voir avec la prestation des soins, et davantage avec le financement. Il faut d’ailleurs prendre soin de distinguer deux aspects fondamentaux quand on traite de ces questions, ce qui n’est pas toujours évident, mais demeure essentiel pour bien expliquer les enjeux.
Le financement, c’est « par où transite l’argent » : par le gouvernement (assurance publique RAMQ) ou directement par une transaction entre le patient et le médecin (paiement direct, assurances, co-paiement, etc.). La prestation, c’est « où va l’argent ».
Parlons du financement. Dans un discours très porté par certains groupes et lobbys, on nous explique régulièrement que le financement de la santé est hors de contrôle, que nous allons bientôt « rentrer dans un mur », que l’État n’a plus les moyens, bref, que c’est une catastrophe. Déjà, cette notion est en soit très contestable, notamment parce que la croissance de la part publique des dépenses de santé n’est pas si grande que cela, comme je l’ai déjà écrit.
Quand on parle de médecine privée en première ligne, on parle moins de la prestation des soins que de la source de financement, qui est privée, c’est-à-dire qu’elle provient directement des patients plutôt que de passer par l’assurance publique du gouvernement, la RAMQ.
La distinction est importante parce que la prestation des soins en première ligne payée par le régime public est déjà privée : ce sont en effet des médecins qui possèdent la plupart des cliniques de première ligne, qu’ils soient ou non participant du régime public.
C’est comme cela dans la plupart des systèmes de santé dans le monde pour ce qui est de la première ligne, chez nous comme ailleurs : paiement public, prestation privée (seuls les CLSC offrent une prestation publique en première ligne).
Or, cette « soupape » privée qu’on voudrait développer pour la première ligne, elle aurait aussi et surtout comme effet d’augmenter la part du financement privé. Est-ce une bonne chose?
Justement pas. On n’a qu’à regarder ce qui se fait ailleurs : la part privée du financement des soins est déjà beaucoup plus élevée au Québec et au Canada qu’ailleurs dans les pays que nous prenons comme modèle, c’est-à-dire la majorité des pays de l’OCDE, notamment en Europe et au Japon. Seuls les États-Unis et la Suisse ont, parmi les pays développés, une part de financement privée plus élevée. J’en résume ainsi les impacts:
Pour ce qui est du financement, l’impact est tout aussi néfaste: la croissance des coûts globaux est déjà largement tributaire de la portion privée du financement, alors qu’au Canada et au Québec, cette part privée de 30% est déjà largement plus élevée que celle qu’on retrouve dans la presque totalité des pays de l’OCDE. L’accroissement des soins privés en première ligne nous éloignera donc davantage à cet égard des pays «modèles» souvent cités (France, Japon, Suède, etc.).
Et cette part du financement privé est celle dont le contrôle est justement le plus difficile : par rapport du PIB, elle a doublé en trente ans au Canada, alors que la part publique du financement n’a augmenté proportionnellement au PIB que d’environ 25%. Et on voudrait ajouter à la partie dont le contrôle est déjà le plus difficile? Difficile de défendre cette position rationnellement.
Alors où donc peut bien se cacher l’avantage de cette soupape du privé en première ligne? Est-ce dans l’efficacité, c’est-à-dire dans la capacité de « produire » plus de soins utiles et pertinents, et ayant donc des impacts démontrables sur la santé des gens?
J’en doute fort. Je le résume ainsi:
Du point de vue de l’efficacité, soigner privément implique généralement le suivi de moins de patients, qui sont moins malades à chez qui on pratique plus d’examens, souvent inutiles. Sans parler des problèmes inévitables de coordination et d’intégration avec le système public.
Le modèle qui est le plus largement diffusé, comme je le mentionnais dans ma description des cliniques de Marc Lacroix, c’est de prendre en charge environ 500 patients, leur consacrer plus de temps, les voir plus rapidement, et donc faire de la « meilleure médecine » ainsi.
Je n’ai rien contre l’intérêt de prendre plus de temps avec les patients. On lit souvent des témoignages à l’effet que les médecins vont trop vite. Et le mode de rémunération à l’acte est sûrement en lien avec ce problème. Mais il ne faut pas pousser non plus trop loin la logique : 500 patients, c’est beaucoup moins que ce qu’un médecin moyen peut ou doit voir.
Par exemple, dans la même région de Québec, à la clinique publique du docteur Robitaille, à Beauport, chaque médecin prend en charge 1600 patients, et grâce à une organisation en « accès adapté », répond aux besoins dans les 24-48 heures. On peut donc faire aussi bien sinon mieux dans le public.
Un point de l’article à la source de cette chronique a d’ailleurs attiré mon attention : on y parle d’une prise en charge de 2000 patients par médecin dans cette clinique privée. Le nombre étonne, étant très différent des autres modèles de médecine privée. Je me demande s’il est valide.
Mais s’il l’est, cela démontre quelques points : d’abord, que dans cette région plutôt à l’aise de Boucherville, un assez grand nombre de gens ont les moyens de payer; ensuite, que l’organisation des soins en équipe, avec des infirmières, est plus efficace (comme elle l’est aussi dans le public). Et qu’il y a des exceptions dans tout système.
Un autre point sur lequel on fait souvent l’impasse est celui de la coordination et de l’intégration, des clefs reconnues pour assurer des soins bien organisés et pertinents. Or, le développement du privé est plutôt anarchique, comme il l’est d’ailleurs de plus en plus en France, rendant ardus les liens avec la partie publique des soins, largement majoritaire.
Par ailleurs, pour être plus juste, on devrait d’ailleurs dire que c’est le public qui est la soupape obligatoire du privé : tout ce que le privé ne pourra traiter, et notamment les complications des soins offerts dans le privé, sera d’ailleurs pris en charge par le public. Le privé opère donc sans risque et sans assumer vraiment l’ensemble des soins requis pour sa « clientèle ». Je conclus ainsi mon opinion proposée à La Presse:
Paradoxalement, cette inefficacité nous est souvent présentée comme une solution, alors que c’est un nouveau problème à régler. Prôner la croissance du privé en première ligne implique donc la défense d’intérêts personnels ou corporatifs n’ayant rien à voir avec le bien commun et l’amélioration de la santé. Travaillons plutôt aux vraies solutions pour améliorer la première ligne et permettre un accès pour tous, ce qui est non seulement possible, mais nettement préférable.
Je suis loin de dire que la première ligne publique est impeccable et rend parfaitement bien ses services. Au contraire, j’ai abordé ailleurs une série de solutions qui devraient être mises en place. Mais une première ligne forte et financée publiquement est un élément essentiel à l’équité et l’efficacité de notre système de santé.
Voilà le vrai travail qui reste à faire, plutôt que de se bercer d’illusions d’un système public « sauvé » par l’intrusion du privé.
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