
Photo : Jocelyn Michel
Somme toute, il est assez voyant. Qu’il se montre une couille dans Les Bougon, c’est aussi ça la vie !, déchire son pantalon sur le plateau des Enfants de la télé, pose la bedaine à l’air sur la couverture « Spécial gros » du magazine Urbania, il brise les digues de la bienséance et met de la poésie dans la trivialité. C’est un bébé démesuré, un sumotori dansant le menuet, un grand bateau avec du vent dans les voiles.
Antoine Bertrand, donc. Une puissante carcasse — 6 pi 2 po, 290 livres (1,88 m, 132 kilos) —, des yeux bleu curaçao, de bonnes joues à pincer ; une décontraction de chat, une séduction virile et une extrême vulnérabilité, que n’occulte pas son tempérament blagueur. Bref, un beau parti (déjà pris, désolé, mesdemoiselles !) qui chante de sa voix de ténor aux accents étonnés « Sex Bomb », de Tom Jones, avec ce qu’il faut d’ondulation des hanches.
Ces temps-ci, vous le voyez partout. « Moi qui d’habitude suis assez sélectif dans le choix des médias, là, je suis prêt à tout, même à poser pour Playgirl si ça peut soutenir le film. » Le film ? Louis Cyr : L’homme le plus fort du monde, de Daniel Roby, à l’affiche le 12 juillet. François Macerola, président de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), a mis la pression en déclarant : « C’est le film sur lequel on met nos attentes en 2013. » Antoine, jovial et velouté : « Je veux que ça marche, que le public aille voir le film, comme je voudrais qu’il voie toutes les productions de notre industrie du cinéma. » Il plonge sa cuillère dans un potage chou-fleur et cresson, après avoir refusé le pain que la serveuse lui tendait. « Pour incarner Cyr, j’ai perdu 40 livres, gagné du muscle, entamé un régime. Je ne veux pas remonter au seuil psychologique des 300. »
Antoine Bertrand est telle une fontaine d’eau claire. « En entrevue, je dis la vérité jusqu’à ce que ça fasse mal. De toute façon, ce serait trop compliqué de mentir. » Aux Enfants de la télé, crépitant en fou du roi, pardon, en fou de la reine — Véronique Cloutier —, il ne s’inquiète pas de savoir jusqu’où il peut aller trop loin, il fonce. « Je n’ai pas de sphincter mental. Le job, avec moi, c’est de retenir les chevaux. » Emploi qu’assumait jusqu’ici Louis Morissette, en régentant l’oreillette du coanimateur, dans laquelle il soufflait parfois un amical « Ta gueule ! » « Disons que le montage le sert bien, explique Morissette, car son manque de filtre, qui en fait quelqu’un d’immensément drôle, peut provoquer le gag de trop ou envoyé au mauvais moment. » Pas de filtre ? On avait remarqué. Obligé, au milieu de l’entrevue, d’aller se soulager la vessie, l’acteur a proposé d’emporter le magnéto avec lui pour « faire entendre au lecteur un autre versant d’Antoine Bertrand ».
Dans un milieu où le narcissisme coule de source, où chacun aime bien converser avec son nombril, Antoine Bertrand pratique, à l’instar de Guylaine Tremblay, la profession d’être lui-même. « J’ai compris que c’est un métier de personnalité plus que de talent. À talent égal, on préférera travailler avec celui qui est agréable. »
Véronique Cloutier confirme. « Le succès d’Antoine repose sur son charisme extraordinaire. Les spectateurs le sentent quand ils le voient à l’écran. En personne, son charme opère mille fois plus. Paradoxe chez lui, il est à la fois très confiant, mais cette confiance peut être cassée d’une “pichenotte”. »
Dans son entourage, tout le monde le crédite de loyauté, de générosité, de droiture. « Sa plus grande qualité, souligne son vieux copain le comédien Marc-François Blondin, est son talent pour se déstresser, se soustraire aux demandes incessantes. En une heure, il peut se régénérer pour mieux rebondir. Mais il lui arrive de manquer de patience envers les enquiquineurs, les imbéciles et les mauvais conducteurs. »
Si quelqu’un lui résiste, ça le chiffonne. « Ton business, c’est toi-même. Quand tu fais des muffins, tu veux que tout le monde les aime. » Jusqu’ici, la critique, qui ne répugne pas à gifler celui qu’elle trouve trop gâté, l’a épargné, mais il sait que la claque va finir par cingler. « Aurai-je la couenne assez dure ? » On répond pour lui, qu’on sait sensible comme une corde de violon : non !
Depuis 2002, année de l’obtention de son diplôme en interprétation de l’École de théâtre du cégep de Saint-Hyacinthe — où il a compris que son physique, qui lui a longtemps fait obstacle, allait lui permettre de se démarquer —, il a joué dans une dizaine de téléséries, autant de films, une quinzaine de pièces de théâtre. Il a sillonné le Québec, de 2008 à 2010, avec Le pillowman, dans lequel il interprétait un employé d’abattoir écrivant la nuit des histoires d’infanticides se concrétisant le jour. Dans ce personnage, il faisait peur, et pourtant, le spectateur avait envie de le prendre dans ses bras pour le protéger. C’est sa méthode : un mélange de testostérone et de dentelle, de drôlerie et de tristesse rentrée.

Photo : D.R.

Photo : D.R.
Antoine Bertrand dans ses deux premiers rôles à la télé : Patrick, l’ado troublé dans Virginie, et Paul « Junior », prêt à toutes les magouilles, dans Les Bougon.
Fabienne Larouche lui a donné sa première chance à la télé (Virginie, puis Les Bougon). « Antoine a le physique d’un motard, la voix d’un confesseur, le sourire d’un enfant. Ces traits contradictoires font de lui un acteur unique. On peut le rapprocher d’un Jacques Villeret, en France, ou d’un John Goodman, aux États-Unis. Je pense qu’il a beaucoup plus à donner que ce qu’on lui a offert. Au théâtre, notamment. Si j’étais directrice de théâtre, je lui confierais le rôle de Willy Loman dans Mort d’un commis voyageur. » Lui se voit plutôt en Cyrano de Bergerac. L’affirmation de Gérard Depardieu — « Je ne crois pas qu’on puisse jouer Cyrano si on ne s’est jamais senti laid » — résonne en lui. Mais il devra patienter pour le rôle, puisque l’an prochain, au Théâtre du Nouveau Monde, c’est Patrice Robitaille qui s’affublera du faux nez.
Bâti pour donner un grand coup de cymbale, il consent à jouer un petit air de flûte dès qu’un rôle, même minuscule, a de quoi le sustenter (celui de l’avocat dans Starbuck, par exemple). Mais cet été, il manie tous les instruments de sa palette d’acteur, de même que des poids insensés, dans un film qu’il tient sur ses épaules.
Louis Cyr (1863-1912) : un rôle qu’il porte, comme Jeanne d’Arc sa bannière, depuis l’audition passée il y a huit ans (à l’origine, c’était pour une télésérie), sinon depuis toujours. Enfant, Antoine assistait avec son père à des concours d’hommes forts. Il y en a même eu un dans la famille : « Landry la mâchoire », frère de l’arrière-grand-mère maternelle, qui a côtoyé Cyr et dépliait les fers à cheval avec ses dents.
Pour le film, Antoine s’est soumis à un entraînement physique quotidien, commencé huit mois avant le tournage, a participé à la recherche, visité le petit musée de Saint-Jean-de-Matha, réécrit des dialogues. Sur son script, il a recopié le certificat de congé que Cyr avait demandé à son capitaine (Joseph Pagé) quand il a démissionné de son poste de policier à Saint-Henri, vers 1885, avant de se joindre à un cirque d’hommes forts : « Ceci atteste que M. Louis Cyr a été à mon service durant deux ans. Je le recommande comme étant un homme honnête, lucide et industrieux. » Ces trois mots l’ont guidé dans la composition du personnage. Le reste — l’attitude, la posture, la voix — est venu naturellement. Bertrand n’est pas du genre « Actors Studio », à nourrir d’états d’âme chacun de ses gestes ; c’est son corps, sa viande, son cœur qu’il met à l’étal. Dit dans ses propres mots : « J’y vais d’instinct, je joue la situation. »
Le réalisateur, Daniel Roby (Funkytown), s’éblouit de sa prestation. « Comme il n’existe pas de documents filmés où l’on voit Cyr bouger, parler, c’est à l’image d’Antoine que dorénavant on identifiera Louis Cyr. Il l’a inventé en chair et en os. » Avec l’aide d’effets spéciaux, car Antoine a beau avoir amélioré sa forme, il n’a pas pu réaliser les exploits de Cyr, comme soulever sur son dos une charge record de 4 337 livres (1 967 kilos). « Mon travail a consisté, dit l’entraîneur Christian Maurice, à modifier le corps d’Antoine pour qu’il ressemble, non pas à un culturiste d’aujourd’hui, mais aux photos de Cyr que la production m’avait fournies. »
Bertrand, qui, il y a peu, trouvait que « [s]es cuisses frottaient quand [il] marchai[t] » et s’essoufflait à monter un escalier, continue de s’entraîner — mais à un rythme moins absorbant — et de surveiller son alimentation, lui qui ne se rebellait pas trop contre la malbouffe.
Louis Morissette : « Son physique peut induire un sentiment d’invincibilité, mais il restera toujours quelqu’un de fragile. Du temps de C.A., les filles me disaient souvent qu’Antoine dégageait quelque chose de mâle et de réconfortant, qu’elles le trouvaient beau. » La compagne d’Antoine, l’auteure et comédienne Catherine-Anne Toupin, ne les contredira pas. « Je lui dis : “Chéri, sois pas trop sexy quand tu sors de la maison.” Je blague, car je suis fière qu’on trouve mon chum beau, drôle, charmant. C’est son destin ! »
Le destin d’Antoine Bertrand se met en place le 13 septembre 1977 à Granby. Fils de Diane Houde, cadre dans une commission scolaire, et de Guy Bertrand, propriétaire de chenil ; un frère aîné, Nicolas, aujourd’hui éducateur canin. Une enfance pas mal cowboy, avec motocross, carabines à plomb, camping dans la forêt, chasse au sanglier et paquet de chiens dans les pattes, dont plusieurs qu’il a dressés.
À l’âge où l’on est « tracassé du périnée » (selon la formule de Ferdinand Céline) — et où il se faisait traiter de « toutoune » —, Bertrand n’a pas la chance de ses copains. « Pendant que les autres “frenchaient”, par défaut, je développais… mon sens de la repartie. » En plus du blues et des boutons, l’adolescence le gratifie d’une peine d’amour. « J’ai contemplé l’idée du suicide, mais je n’ai jamais fait de tentative », assure celui qui est devenu le porte-parole de Réseau Ado, organisme de prévention du suicide. De cette époque demeure pourtant une blessure que le succès n’efface pas. Il la ravivera quand viendra le temps de passer l’audition pour Yannick dans C.A., personnage que l’auteur, Louis Morissette, n’avait pas au départ imaginé du gabarit d’Antoine. « Le mal-aimé qui n’a pas confiance en lui, je suis capable de jouer ça les doigts dans le nez », dit le comédien. En 2009, il a remporté pour ce rôle un prix Gémeaux d’interprétation.
Albert Camus a dit que « le rôle de l’artiste est de dire la vérité et de défendre les opprimés ». « Des fois, juste faire rire, c’est bien en masse, affirme Bertrand. Faire oublier le cynisme, le négativisme, la tourmente ambiante, c’est aussi socialement pertinent. »
Parce qu’on insiste, Catherine-Anne Toupin définit les faiblesses de son homme. « Antoine est bon pour divertir, mais dans les choses du quotidien, la gestion de ses affaires, c’est une pure catastrophe. Ajoutez de la paresse là-dessus : moins il y en a à faire et moins il en fait. »
L’analphabète de l’organisation, lui, préfère parler d’amour : « La femme de ma vie réussit des pâtes mascarpone-pancetta-poivrons rôtis qui accotent n’importe quelles pâtes de Rome. Elle m’a cuisiné ça à notre premier rendez-vous. J’ai arrêté de chercher là ! » En réalité, c’est Catherine-Anne qui a fait les premiers pas, lui n’aurait pas osé : « Je la croyais out of my league ! »

Photo : Les Films Séville

Photo : Les Films Séville
En Louis Cyr, au cirque, où il fait la démonstration de sa force, et avec son protégé, Horace Barré, interprété par Guillaume Cyr.
L’ami Morissette, partenaire de golf, voit juste. « Il y a quelque chose de régional dans son approche des gens : premier ministre ou spectateur du fond de la salle, il considère tout le monde à égalité. » Bertrand, ouvrant les bras : « Je dis souvent en niaisant que la quantité d’amour que je reçois des gens chaque jour, c’est un gala Artis à moi tout seul. » Et Catherine-Anne de noter son empathie : « Le bureau de son comptable est installé dans une résidence pour personnes âgées. Voir des gens qui ne doivent pas recevoir beaucoup de visite, ça le rend triste. »
Quand on lui demande à quoi ressemble son intérieur, l’acteur répond : « Beaucoup de gras trans. » Puis il corrige : « Épuré et assez design, comme moi ! » Le couple vit dans Villeray, à Montréal, mais gagne dès que possible le chalet, à Saint-Zénon.
Plus rural que mondain, plus animal qu’intello, s’avouant plus curieux que cultivé, celui qui épice ses phrases de jurons déformés, comme « ostic », raffole de la musique country, mais s’ouvre à d’autres genres depuis qu’il agit comme porte-parole du Festival de musique émergente en Abitibi-Témiscamingue.
Vous lui cherchez des poux ? En voici un : il conduit une jeep ! « Si elle est crottée, on me pardonne, car on se dit que je l’utilise pour aller dans le bois, mais si elle est propre, je me fais jeter par le passant l’œil d’Hubert Reeves, vous savez, cet œil qui critique notre empreinte écologique. » Il annonce : « Mon prochain véhicule sera hybride, mais il va être gros pareil, parce que je ne rentre pas dans un petit. »
« On n’habitera jamais tous sur la place du village », disait M. Luchini à son fils Fabrice pour le mettre en garde contre les sirènes du showbiz. Monté vite sur les marches de la popularité, principalement grâce à Junior Bougon, Antoine Bertrand est conscient que les faveurs du roi (le public) migreront un jour vers quelqu’un d’autre. « J’ai toujours été réaliste, mais depuis quelques années, je me sens plutôt optimiste par rapport à ma durée dans le métier. Si je reste “fin”, que je ne fais pas de scandale, que je ne me mets pas trop souvent le pied dans la bouche… »
On le verra bientôt en simple d’esprit dans Quatre soldats, film de Robert Morin, d’après le roman d’Hubert Mingarelli (sortie prévue le 16 août). Il revient pour la quatrième saison des Enfants de la télé et tournera dans le prochain film de Stéphane Lapointe, Ghost (titre provisoire). Il a dix projets, quinze envies et une profusion de rêves qu’il fera sûrement advenir, car c’est un homme fort.
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