J’ai neuf ans, nous jouons à police-bandit. Traqué par les forces de l’ordre en culottes courtes, je me faufile entre une haie de cèdres et la maison qu’elle borde, me demandant pourquoi on devient un criminel. Je veux dire : qui a envie d’être sans cesse pourchassé ?
Et je me rends compte que si cette question refait surface aujour-d’hui, c’est que je ne saisis toujours pas ce qui se passe dans la tête des voleurs, menteurs patentés et autres bandits que la verdeur de notre langue permet de désigner de manière délicieusement licencieuse : des « crosseurs ».
Deux choses m’échappent. La capacité de vivre avec la culpabilité ou de s’y soustraire. Et aussi cet égo aux proportions pachydermiques dont il faut dis-poser pour croire qu’on peut berner la police quand, il me semble, tous finissent par se faire prendre.
« Sauf que ce n’est pas vrai : tout le monde ne se fait pas prendre », m’explique Jean Proulx. Je trouve plusieurs réponses chez cet expert, qui n’est nul autre que le directeur de l’École de criminologie de l’Université de Montréal. En marge de la culture du crime plus spectaculaire à laquelle j’ai toujours été exposé, il me parle des carriéristes qui évitent de faire des vagues. Ceux qui naviguent avec discrétion, en évitant les écueils.
« Je ne peux pas vous résumer tout ce monde en quelques minutes, je donne deux cours de 40 heures sur le sujet », insiste mon interlocuteur. Sauf que je veux quand même qu’il m’aide à comprendre. Non pas qu’il m’ouvre une porte, mais seulement une fenêtre pour voir à l’intérieur de la tête des petits truands ordinaires.
L’exotisme ombrageux des mafiosi est trop loin de moi pour que je puisse comprendre ce qui motive ces gens. Même chose pour les psychopathes narcis-siques qui méprisent le monde entier et se croient au-dessus de tout. Ceux-là sont simplement dingues.
L’objet de ma fascination, ce sont les pions. Ceux qui n’ont pas le profil. Ils ne s’extraient pas de la misère par le crime. Ils ne souffrent pas d’indigence intellectuelle (quoique parfois…) ni d’exclusion. Ils ont étudié, ont souvent des carrières lucratives. Ils ont beaucoup. Et tout à perdre.
Ce sont aussi des gens dont je partage les racines sociales, issus de la classe moyenne. Piscine, ton-deuse et maison. Je n’arrive donc pas à comprendre par quel chemin de traverse, entre le bureau et le bungalow, on devient un truand.
Jean Proulx m’explique que, contrairement à moi, il y en a que le risque excite. Autrement, il y a les criminels « raisonnables », qui considèrent la possibilité d’aboutir en prison comme un aléa à comptabiliser dans la colonne des pertes. D’autres, dont la morale est plus malléable, voient dans le crime un moyen d’améliorer leur situation financière si l’occasion se présente. Puis, il y a ceux que l’appât du gain rend un peu cons. « Parfois, leur analyse est même complètement faussée », me dit-il.
Constatant l’étendue de ma naïveté, je remarque cependant que les crimes de ces fonctionnaires, entrepreneurs, politiciens, administrateurs et organisateurs politiques me fascinent dans ce qu’ils ont de banal. On n’est pas si loin du travail au noir, des « oublis » dans la déclaration de revenus, des achats payés « en argent comptant, sans taxes » et de toutes les petites entorses par lesquelles la personne honnête ne l’est plus tout à fait. Des larcins bénins, où l’on vole pourtant l’État, là aussi.
J’ouvre de nouveau la télé. Je regarde défiler ces directeurs généraux de municipalité accusés de gangstérisme. Leur logique est celle du « ça ne fait de mal à personne », poussée jusqu’à l’extrême.
Et c’est pour ça que ces gens me troublent. Le malaise vient de ce miroir qui, s’il ne reflète pas ma propre image, renvoie un peu celle du voisin, d’un ami, d’une connaissance. Lorsqu’on décortique la pensée de ces crosseurs, comment ils justifient leurs gestes, on découvre, non sans horreur, qu’il y a un p’tit peu de nous autres là-dedans.
* * *
Je m’en voudrais de donner ici raison aux confrères de Maclean’s qui avaient proclamé le Québec « province la plus corrompue ». Parce que j’ai l’intime conviction qu’il suffit de chercher pour trouver. N’importe où. Comme au Sénat, tiens. La triche n’est pas québécoise. Elle est humaine. Trop humaine.
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